CHAPITRE XV
Le Grand Tournant
À peine Staline s’est-il débarrassé des opposants de gauche, accusés de vouloir liquider la NEP, que cette dernière entre en crise ouverte. L’économiste russe Seliounine a dressé en 1989 un bilan enchanteur de la NEP : « Au bout de quatre ou cinq ans, le niveau d’avant-guerre était atteint dans l’industrie et dans l’agriculture. En 1928, ce niveau était dépassé de 32 % dans l’industrie et de 24 % à la campagne […]. En moyenne, dans le pays, l’ouvrier consommait 72 kilogrammes de viande par an[565]. » Mais si la réalité était si rose, pourquoi cette année 1928 marque-t-elle le début d’une crise qui va déboucher sur le « Grand Tournant » de 1929 ?
En janvier 1928, l’idylle officielle entre la direction du Parti et la paysannerie aisée prend brusquement fin. Les livraisons à l’État de blé et de seigle chutent brutalement : au 1er janvier 1927, l’État avait stocké 7 millions de tonnes de grains, au 1er janvier 1928, les paysans ne lui en avaient vendu que 5 millions, soit une baisse d’un bon tiers. Les paysans étaient classés depuis dix ans en trois catégories : pauvres, moyens et riches (koulaks) en fonction de critères divers, au premier chef l’étendue de leur domaine. Staline dénonce un complot des koulaks, qui renâclent à livrer leur surplus de grains au prix payé par l’État, dont l’écart avec celui des produits industriels s’accroît. Mieux vaut dès lors garder son grain ou en faire de la vodka. Le « complot » mythique n’a aucun fondement : les paysans aisés ne font que stocker un blé trop mal payé par le pouvoir. Mais ce dernier, affolé, prend bientôt des mesures contre les koulaks, avant de s’en prendre aux paysans moyens.
Le 6 janvier, Staline rédige, signe et fait télégraphier une directive du Comité central au ton menaçant, qui constate que, malgré la fermeté des directives antérieures, le grain ne rentre pas mieux, que les organisations locales travaillent « avec une lenteur inacceptable, [que] la léthargie continue. Notre appareil de base, dit-il, ne s’est pas encore mis en branle… ». Il dénonce la mollesse dans le recouvrement des impôts, des remboursements de crédits divers, qui témoigne d’un relâchement généralisé. Sans en analyser les raisons, Staline exige une amélioration radicale du stockage des grains, « dans un délai d’une semaine à dater de la réception de cette directive ; tous les prétextes et toutes les références aux congés seront considérés par le Comité central comme une violation grossière de la discipline du Parti », et s’attireront de lourdes sanctions. Staline multiplie menaces et pressions sur l’appareil du Parti, invité à les répercuter, en les amplifiant, sur la paysannerie. La résolution édicté des mesures répressives visant tout particulièrement les koulaks et les spéculateurs, et affirme la responsabilité personnelle des dirigeants de tous les organismes concernés. Staline menace de limoger ceux qui n’obtiendraient pas, dans la semaine qui suit, une amélioration sensible du stockage des grains[566]. La brièveté invraisemblable des délais en dit long sur l’affolement qui règne alors à Moscou.
Mais le Parti, à peine sorti d’une bataille rangée contre le « trotskysme », accusé de vouloir spolier les paysans, n’est guère prêt à mettre ces mesures en œuvre. Un rapport du Guépéou souligne le désarroi des militants du rang, voire leur hostilité à la rigueur des mesures décidées. Certains jeunes communistes s’indignent que les paysans soient contraints, pour payer impôts et taxes, de vendre leur dernière vache ou leur cheval pour une bouchée de pain. Certains grognent : « Cela sent les années vingt » (c’est-à-dire le « communisme de guerre » et les réquisitions forcées) et annoncent que « les paysans devront manifestement à nouveau forger des piques comme en 1919-1920 et se défendre ». L’odeur de la guerre civile se répand déjà dans les campagnes.
Aussi, malgré ce télégramme, le rythme des livraisons de blé ne s’accélère guère. Le 14 janvier, Staline, dans un nouveau télégramme, en impute la responsabilité aux dirigeants locaux du Parti. Il exige à nouveau des mesures rigoureuses et recommande l’arrestation des paysans rétifs : « La collecte du blé représente une forteresse que nous devons prendre d’assaut à n’importe quel prix. » Prendre d’assaut une forteresse exige une armée. Or il impute les deux tiers des échecs aux directions régionales et locales, et annonce « une pression féroce sur nos organisations du Parti » du sud de la Russie et « une pression désespérée » en Sibérie et dans l’Oural, « car c’est notre dernière réserve ». Il insiste encore sur l’urgence « d’une pression totale sur tous les leviers du pouvoir et du Parti[567] ». Pour exercer cette pression « féroce, désespérée, totale », il faut secouer, de la base au sommet, un appareil qui espérait souffler au lendemain de la bataille contre le trotskysme. Staline somme les cadres du Parti de faire rentrer le blé au nom de l’article 107 du Code pénal qui prévoit un an de prison et la confiscation des biens pour « hausse préméditée du prix des marchandises par le moyen de l’accaparement » ou « dissimulation des marchandises pour ne pas les écouler sur le marché ».
À langage militaire, dispositif de guerre. Staline envoie Molotov dans l’Oural. Craignant que la grogne paysanne ne conjugue ses effets avec les ressentiments nationaux, il prépare le nettoyage de la Biélorussie, la chasse aux « nationalistes ukrainiens », et fait arrêter tout le gouvernement de la République autonome de Crimée, dont son président, Vela Ibraïmov. La Cour suprême refuse de les juger. Le collège du Guépéou les condamne tous à mort… par contumace.
Le lendemain, 15 janvier, Staline prend le train pour la Sibérie, à la place d’Ordjonikidzé, désigné pour cette mission urgente mais frappé, le 12 janvier, d’une maladie, peut-être diplomatique. Le secret le plus strict entoure cette expédition de trois semaines. La presse n’en souffle mot. Il faudra attendre la sortie du tome XI des Œuvres complètes de Staline, en 1949, pour en avoir un premier écho public, très partiel et contrôlé, et 1991 pour obtenir des documents complets sur cette expédition. Le surlendemain de son départ, le Guépéou expulse manu militari Trotsky de Moscou à Alma-Ata, au fin fond du Kazakhstan : les préparatifs de la guerre contre les paysans ne font pas oublier à Staline, bien au contraire, la normalisation d’un parti qu’il doit préparer à un affrontement douteux.
Le 18 janvier, à la réunion du Bureau sibérien du Parti, en présence des responsables de la collecte du blé, Staline affirme l’existence purement imaginaire « d’exploitations koulaks disposant de surplus de blé de 50 à 60 000 pouds [1 poud = 16,8 kg] par exploitation, sans compter les réserves pour les semences, l’alimentation et la nourriture du bétail[568] », et impose un plan de stockage de 60 millions de pouds de blé en Sibérie. Comment y parvenir ? En menaçant les paysans de leur appliquer l’article 107. Staline insiste : le paysan qui a des surplus et ne les écoule pas au prix (très bas) fixé par l’État doit être sanctionné. Le directeur de la banque paysanne régionale proteste : les paysans moyens et pauvres verront là un retour à la période du communisme de guerre, marqué par les réquisitions forcées, et seront persuadés qu’après les koulaks leur tour viendra aussi. Staline répond à cette objection lors d’une nouvelle réunion, à huis clos, du Bureau sibérien le 20 janvier. Il se déclare personnellement « peu au fait concrètement » des perspectives d’évolution de l’agriculture, mais répète : « Nous nous trouvons dans une impasse[569] », et insiste : l’URSS ne peut rester un pays de petites propriétés paysannes, car l’émiettement et la volonté des petits paysans de diversifier au maximum leur production, pour leurs propres besoins personnels, interdit la spécialisation nécessaire à un grand pays, l’utilisation optimale des machines agricoles, des connaissances scientifiques et des engrais, dont seul le koulak peut disposer. Bref, il faut à terme socialiser la propriété paysanne pour tripler le rendement ; or, aucun pas n’a encore été fait dans ce sens. Ainsi, alors que la campagne en cours vise le seul koulak, dans cette réunion à huis clos, Staline menace le paysan moyen chez qui il faut « tuer la foi dans la perspective d’une hausse des prix du blé. Comment peut-on la tuer ? Par l’article 107 du Code pénal. Comment pense le paysan moyen ? Il pense : "Ce serait bien si on me payait plus, mais l’affaire n’est pas claire. On a emprisonné Petroucha. On a emprisonné Vanioucha, ils peuvent m’emprisonner aussi. Bon, il vaut mieux que je vende mon blé"[570] ». Staline compte ainsi sur la seule contrainte et, pour ce faire, il doit épurer et remodeler l’appareil, réticent à s’engager dans la bataille.
Il descend ensuite vers le sud et, le 22 janvier, réunit les cadres de la région à Barnaoul, la capitale de l’Altaï. Il leur explique les deux raisons de la crise : la facile victoire remportée contre l’opposition trotskyste a suscité une certaine euphorie dans l’appareil du Parti, et les « boulons se sont desserrés », et surtout, les cadres et les militants ont adopté « une position incorrecte, non communiste, non marxiste[571] » sur la collecte de blé ; ils ne sont pas à la hauteur de la juste politique de la direction. Dans un télégramme adressé depuis la Sibérie au Comité central à Moscou, il affirme avoir « mis tout le monde au pas comme il faut[572] ».
Staline, au cours de ce voyage, ne réunit que les instances ou les cadres du Parti. Pas une seule fois il ne se rend dans un village, dans une ferme ou un kolkhoze de la région. Il ne rencontre pas un seul paysan, pas un seul militant de base. Seul l’intéresse l’appareil du Parti ou de l’État, qu’il secoue pour le préparer à l’affrontement. Son passage s’accompagne de nombreuses révocations. Entre le 15 janvier et le 12 février, il limoge ainsi en Sibérie, pour mollesse dans le stockage du blé, quatre membres des tribunaux de district, cinq juges populaires, trois procureurs adjoints, sept chefs de district de la milice, deux responsables du Guépéou, un secrétaire de comité de district, quatorze secrétaires de comités d’arrondissement du Parti, dix-huit présidents de comités exécutifs d’arrondissements, plus une centaine de responsables d’organismes divers. Lors de son compte rendu de mission devant les cadres du Parti de Moscou, au lendemain de son retour, le 13 février, il affirme avoir « assaini plus ou moins » – sous-entendu : le travail n’est pas encore achevé – les organismes de l’État et du Parti sur place « en les nettoyant d’éléments manifestement décomposés, qui ne reconnaissent pas l’existence des classes à la campagne et qui ne désirent pas "se fâcher avec le koulak"[573] ». Ce même jour, dans une lettre aux sections du Parti de Sibérie, il recommande de faire la chasse aux « éléments perfides qui possèdent des surplus de 2 000 pouds et plus de blé commercialisable[574] ». Ainsi, en moins d’un mois, on est passé du possesseur mythique de 50 000 à 60 000 pouds de blé au possesseur réel, encore qu’extrêmement rare, de 2 000 pouds. Des « troïkas » dotées de pouvoirs exceptionnels sont chargées de rafler le blé. Le bureau de Barnaoul se propose d’organiser des procès publics contre les koulaks possédant au moins « 400 pouds » – ce qui est apparemment difficile à trouver, puisque les deux premiers « koulaks » traduits en justice possèdent, l’un 276 pouds, l’autre 170… Dans un village, la troïka régionale contraint un paysan à vendre ses… 6 pouds de blé sans rien lui laisser pour les semences prochaines. Cette violence suscite la colère. De janvier à septembre 1928, le Guépéou recensera en Sibérie 17 meurtres et 99 attaques à l’arme blanche de responsables et militants, et 52 tracts appelant au renversement du pouvoir soviétique, premiers signes d’un affrontement massif.
Cette expédition sibérienne est le dernier voyage de Staline dans son pays. À compter du 12 février 1928, il vivra dans le seul univers de l’appareil et de ses bureaux, coupé du monde réel qu’il n’aperçoit qu’à travers le prisme de la bureaucratie. Il est le seul dirigeant à vivre ainsi, totalement enveloppé par cette bulle bureaucratique.
La menace paysanne le pousse à tenter d’extorquer déclarations de capitulation et reniements d’opposants pour effacer toute trace d’opposition publique dans le Parti. C’est ainsi que Zinoviev et Kamenev, incapables de vivre en dehors de l’appareil, dénoncent Trotsky, dans une déclaration du 27 janvier 1928, et demandent à réintégrer le Parti, où ils seront à nouveau admis en juin après une autocritique complète. En avril, le Comité central, où Staline tire un bilan fantaisiste des mesures prises, reconduit la politique de réquisitions à titre exceptionnel, mais se heurte cette fois aux réticences de Boukharine, Rykov et Tomski.
C’est dans cette période tendue que se prépare le VIe et avant-dernier congrès du Comintern. Dès décembre 1927, Staline a annoncé que « l’Europe entre manifestement dans la zone d’un nouvel essor révolutionnaire ». Après une phase de montée en puissance de la révolution (1917-1923), suivie par la stabilisation capitaliste (1923-1927), l’humanité aborde une troisième phase, celle des affrontements révolutionnaires décisifs. Le congrès enregistre sans broncher. Staline ne veut pas en laisser la direction à Boukharine. Lui qui préside en fait aux destinées de la IIIe Internationale depuis l’éviction de Zinoviev en 1926, il exige de participer à la mise au point du programme soumis au congrès. Le 23 avril, il fait valider cette prétention par le Bureau politique : Boukharine et lui devront élaborer en quatre jours le projet de programme à lui soumettre. Celui-ci, adopté le 7 mai, est présenté sous la double signature de Boukharine et de Staline au Comité exécutif du Comintern, qui désigne une commission, convoquée à la hâte à Moscou, pour le peaufiner. Staline n’y participera jamais. Boukharine, en revanche, y pérore longuement devant des participants fantoches. La commission n’apporte au texte que de très légères modifications de forme et de détail.
Staline avertit les éventuels téméraires, dès l’ouverture du congrès : quoi qu’ils disent, on les accusera de trotskysme. Rappelant que les opposants « se sont brisé le cou », il ajoute : « C’est étrange, mais il y a, semble-t-il, autour du Comintern, des gens prêts à marcher sur les pas des opposants. » Il leur promet un sort identique… Une fois ces menaces proférées, Staline abandonne le congrès du Comintern à son train-train, part en vacances à Sotchi, et se fait remplacer dans la commission par Molotov. Boukharine parade à la tribune tandis que les délégués traînent dans les couloirs et les coulisses pour s’informer sur le sort qui l’attend.
Dans le domaine agricole, Staline hésite encore : il envisage de changer de politique, mais dissimule son incertitude derrière un attachement à la politique en cours qu’il réaffirme sans cesse. Le 28 mai, il déclare : « L’expropriation des koulaks serait une folie[575] » ; le 13 juillet, au Comité central, il accuse ceux « qui pensent que l’exploitation agricole individuelle est au bout de ses forces et que ce n’est pas la peine de la défendre » d’être des étrangers au Parti. « La véritable solution consiste à stimuler la petite et la moyenne agriculture[576]. » Le Comité central de juillet annule les réquisitions et augmente le prix des livraisons agricoles à l’État, mais Staline y annonce aussi, avec une franchise inhabituelle, une nouvelle politique, qu’il présente encore en pointillé. L’URSS, dit-il, doit s’industrialiser, mais ne peut ni ne veut imiter les pays capitalistes où l’industrialisation s’est, pour l’essentiel, effectuée par le pillage des pays étrangers, des colonies ou des pays vaincus, ou par des emprunts extérieurs, tous moyens interdits à l’URSS. « Que nous reste-t-il alors ? Il nous reste une seule chose : développer l’industrie, industrialiser le pays sur la base de l’accumulation intérieure […]. Où sont les sources de cette accumulation intérieure ? […] Il y en a deux : d’abord la classe ouvrière […] ensuite la paysannerie » qui doit, dit-il, payer son « tribut[577] », car il est impossible de tirer beaucoup d’une classe ouvrière réduite (six millions d’individus, employés compris), et qui représente la base sociale du régime.
Or, la grande majorité des quelque 25 millions d’exploitations agricoles individuelles sont de taille réduite et arriérées. Un tiers des paysans n’ont pas de cheval et l’araire en bois est encore roi. Le koulak, seul, dispose de quelques instruments modernes qu’il loue aux autres, dont il utilise aussi les bras à bon marché ; il serait le seul à même de constituer, peu à peu, des exploitations plus vastes et modernes, mais, malgré les espoirs de Boukharine, il est très improbable qu’une couche de fermiers enrichis sacrifie ses intérêts privés aux besoins de l’État et de l’industrialisation. Cette couche, attachée à la hausse des prix du blé, est de plus reliée aux intermédiaires privés ou nepmen, plus rapides et efficients que le lourd réseau bureaucratique des coopératives ; eux aussi jouent à la hausse le prix du blé et utilisent la pénurie à cette fin.
Imposer à la paysannerie le tribut dont parle Staline, la ponctionner, réduire sévèrement sa consommation exige une collectivisation massive, rapide et brutale des 25 millions d’exploitations individuelles dont l’appareil ne pourrait, autrement, pressurer qu’une mince fraction. Il faut donc abandonner la NEP, fondée sur le marché. Cette contrainte brutale ébranlera le Parti, que Staline, préparant une véritable guerre contre la paysannerie, doit au préalable domestiquer. La majorité de son appareil, même central, formé pendant six ans à la lutte « antitrotskyste », contre la « gauche » accusée de vouloir spolier la paysannerie, craint d’affronter les paysans. C’est pourquoi Staline va louvoyer près d’un an. Il doit, avant d’agir, isoler puis liquider au Comité central les partisans de Boukharine, qui, soucieux de perpétuer l’alliance nouée avec le groupe de Staline contre les « trotskystes », ne mènent pourtant aucune lutte dans le Parti.
Il joue avec eux en nouant un filet d’intrigues dans lequel ils finiront par se perdre. Au Bureau politique, Kalinine hésite, Kouibychev flotte. Staline essaie de flatter Boukharine. Il lui déclare : « Toi et moi, Nicolas, nous sommes des Himalayas ; les autres sont des nains. » À la réunion suivante, Boukharine rapporte la phrase de Staline qui l’interrompt en hurlant : « Tu mens, tu mens, tu mens, tu veux me mettre à dos le Bureau politique ! » Qui ses membres ont-ils cru ? « Je pense qu’ils m’ont cru moi, dira Boukharine, tout en faisant semblant de croire Staline[578]. » Mais Boukharine, orateur, publiciste et théoricien, n’est rien dans l’appareil, et les membres du Bureau politique savent bien qu’en dehors des périodes révolutionnaires les mots sont sans pouvoir. À l’occasion, Staline joue même les victimes. Ainsi, au Bureau politique du 16 avril 1929, il envoie à Boukharine le billet suivant : « Tu ne me forceras pas à me taire ou à cacher mon opinion par des cris m’accusant de "vouloir faire la leçon à tout le monde". Viendra-t-il le moment où cesseront les attaques contre moi ? »
Staline prend son temps. L’agriculture peut attendre que la question du pouvoir soit réglée. Tant qu’il n’est pas assuré de disposer d’une solide majorité, il noie les divergences et essaie de diviser ses opposants. À la veille du Comité central de juillet 1928, il limoge du poste de Premier secrétaire du parti ukrainien Kaganovitch, haï de ses collègues eux-mêmes pour sa brutalité bureaucratique et son ukrainophobie, et s’attire ainsi à peu de frais leur sympathie. Boukharine lit une longue déclaration contre la politique de contrainte exercée sur la paysannerie au Bureau politique qui précède le Comité central. Molotov la déclare antiléniniste. Staline affirme : « Je peux en accepter les neuf dixièmes » et rédige une résolution copiée sur la déclaration de Boukharine. Ce dernier, désorienté, dépose quatre amendements. Staline les inclut dans sa motion[579]. Peu lui importe le texte, seul compte le maintien du contrôle de l’appareil qui lui permettra d’en user à son gré. En faisant adopter ses idées, Boukharine remporte une victoire à la Pyrrhus, puisque Staline tient les rênes du pouvoir.
Le 11 juillet au soir, Boukharine, dans un grand état d’agitation, se précipite chez Kamenev pour s’épancher. La « droite », expose-t-il, est apparemment majoritaire. À l’en croire, les dirigeants de Leningrad, ainsi qu’Andreiev, Iagoda, le vice-commissaire au Guépéou, son adjoint Trilisser, et le Bureau d’organisation, où figure le secrétaire du Parti de Moscou Ouglanov, sont avec lui ; même Ordjonikidzé vacille, et il conclut : « Nos forces sont potentiellement énormes. » Après cette énumération illusoire, Boukharine, qui depuis quelques semaines ne parle plus à Staline, fait de lui un portrait noir. « C’est un intrigant sans principes qui subordonne tout au fait de se maintenir au pouvoir. Il change de théorie d’après l’identité de la personne qui doit être éliminée au moment où il parle […]. Il a cédé maintenant pour mieux nous étrangler […]. Il nous étranglera […]. Il tient uniquement à garder le pouvoir. En cédant devant nous, il est resté au volant et il nous écrasera par la suite[580]. » Il faudrait l’écarter mais le Comité central n’est pas encore prêt à accepter sa destitution, perspective qui effraie les dirigeants de Leningrad.
Kamenev, persuadé par des rumeurs diffusées par Staline lui-même que le Secrétaire général va faire appel à lui et à son ami Zinoviev face à la « droite », adresse à ce dernier un compte rendu de sa conversation avec Boukharine, qui parvient à Staline quelques jours après. Le Bulletin de l’Opposition de Trotsky, puis le Messager socialiste des mencheviks, en publient, six mois plus tard, des versions très voisines. Staline est peut-être l’organisateur de la fuite, car il utilisera largement ces deux publications contre Boukharine afin de démontrer à l’appareil sa déloyauté. La démarche de Boukharine vis-à-vis de Kamenev, écarté à jamais du pouvoir par sa capitulation publique, persuade Staline qu’il mène un double jeu ; elle lui suggère la possibilité, qui deviendra effective quatre ans plus tard, d’une alliance entre les diverses oppositions ; elle lui fournit un moyen de pression sur tous ceux, nombreux, que Boukharine a nommés, eux aussi suspects de double langage et de double jeu. Le Guépéou l’a sans doute informé que Kamenev a reçu Boukharine après un coup de téléphone (sur écoute) de Sokolnikov lui proposant un « accord pour écarter Staline[581] ».
Staline prépare les conditions politiques des lendemains qui déchantent. Rien n’indiquant que la paysannerie paiera de bon cœur le tribut qu’il exige, il avance un axiome politique qui annonce la Terreur : « Plus nous irons de l’avant et plus l’opposition des éléments capitalistes grandira, et plus la lutte des classes s’aiguisera[582]. » Il engage une campagne de diversion, en désignant des boucs émissaires présentés comme responsables à la fois des difficultés actuelles et des échecs à venir. Préparant l’abandon de la NEP, il montre du doigt l’ennemi : les « spécialistes bourgeois » (ingénieurs, techniciens, cadres), accusés de « saboter » la production pour des raisons idéologiques, bref par hostilité au socialisme. Favorables à la NEP, qu’ils croient durable, ces spécialistes sympathisent avec les « droitiers ». Staline veut briser leur cohésion sociale. En juillet 1928, dans la ville minière de Chakhty, cinquante-trois ingénieurs et cadres de l’industrie charbonnière sont jugés pour sabotage organisé ; onze d’entre eux sont condamnés à mort. L’accusation, entièrement fabriquée, ne paraît pas invraisemblable à beaucoup, sept ans après la fin d’une guerre civile où, effectivement, le sabotage était un moyen de lutte banal. Et faire payer à de mythiques ennemis, que les ouvriers n’aiment pas, les effets de l’incompétence, de l’insouciance, du non-respect des règles de sécurité ou de l’emploi d’un matériel vieilli et usé, arrange beaucoup de monde. Staline n’est peut-être pas l’auteur de l’idée, mais elle correspond pleinement à sa thèse sur l’aggravation constante de la lutte des classes au fur et à mesure que le socialisme se construit. Il va la peaufiner et la systématiser.
Ce premier procès d’une longue série inaugure une vaste campagne contre les « saboteurs » et les « diversionnistes ». En terrorisant et en démoralisant ces « spécialistes » compétents, Staline obère, certes, le succès de l’industrialisation lancée avec le premier plan quinquennal en octobre 1928. Mais sa démarche est avant tout politique : il veut désigner les responsables des ratés du « Grand Tournant » vers la collectivisation et l’industrialisation, et saper la base sociale de la « droite ». Au Bureau politique, Boukharine et ses amis, pour se dédouaner, ont voté la mort des onze de Chakhty. Staline s’est abstenu. Là encore, il joue le modéré, sinon le modérateur.
Il fait créer au Guépéou, à côté des sous-directions chargées des mencheviks et des trotskystes (cette dernière est confiée au jeune Vratchev junior, frère d’Ivan Vratchev, le dirigeant trotskyste), une autre sous-direction chargée des provocations contre les « droitiers » sous le nom de code « les adversaires ». Un certain Platonov se présente bientôt chez le naïf Boukharine. À peine sorti de l’entrevue, Platonov envoie au Comité central un récit indigné de sa discussion. Boukharine nie, mais c’est parole contre parole. Staline envoie alors un agent du Guépéou jouer les opposants et réunir de jeunes « droitiers », amis de Boukharine, dans sa villa puis il accuse de double langage Boukharine… pourtant étranger à cette réunion.
Staline conçoit l’industrialisation et la collectivisation comme une guerre, à la discipline de laquelle l’appareil du Parti réticent doit se plier. Les jeunes cadres staliniens vont l’apprendre à leurs dépens. Le 13 avril 1928, Staline lance la campagne dite de l’autocritique destinée à pousser les fautifs de tous ordres à s’autoflageller : « L’autocritique nous est nécessaire comme l’air, comme l’eau[583]. » Après la victoire (« facile ») sur l’Opposition, le Parti, dit-il, risque de s’endormir sur ses lauriers. Le 16 mai, devant le VIIIe congrès des Jeunesses communistes, il dénonce « le communiste-bureaucrate [qui] est le plus dangereux des bureaucrates », et lance un appel pour critiquer « le bureaucratisme de nos institutions[584] ». Mais, dans la Pravda du 26 juin, il distingue une autocritique constructive (celle qu’il impose aux autres) et une autocritique destructive, dite de l’opposition trotskyste (celle que les autres pourraient lui adresser).
Cet été-là encore, Staline part aux bains de Matsesta. Il se plaint à nouveau de petites courbatures dans les muscles des bras et des jambes. Le médecin ne constate toujours aucun dérèglement pathologique ni aucune affection du système nerveux. Après trois bains, les douleurs diminuent. À son retour, il prend connaissance, dans la Pravda du 10 septembre 1928, des « Notes d’un économiste », où Boukharine livre, à demi-mot, son dernier combat public contre lui en feignant d’attaquer Trotsky : « Ce n’est pas en arrachant chaque année le maximum de ressources à la paysannerie pour la mettre [à la disposition de] l’industrie qu’on assurera le rythme maximum de développement industriel. » Il prône « l’essor des exploitations [paysannes] individuelles » et rejette toute accélération de l’industrialisation. Il a, sur ce point, l’oreille d’une bonne partie des cadres, mais Boukharine, homme de convictions et piètre politicien, dénonce l’hypertrophie de l’appareil bureaucratique : « Dans les pores de notre gigantesque appareil se sont nichés des éléments de dégénérescence bureaucratique absolument indifférents aux intérêts des masses, à leur vie, à leurs intérêts matériels et culturels. » L’appareil, édifié pour remplacer les petits producteurs, est « si colossal que la dépense nécessaire à son entretien est incomparablement plus importante que les dépenses improductives qui résultent des conditions anarchiques de la petite production » et freine le développement des forces productives. Il invite donc les ouvriers à « détruire » cet appareil – lequel ne peut dès lors voir en lui qu’un ennemi.
Cet appareil bureaucratique se développe en effet dans un désordre et une gabegie fantastiques. Le circuit du ravitaillement en est un des meilleurs exemples. Les coopératives d’achat collectent les produits auprès des paysans, les recensent, les transmettent aux sections du commissariat à l’Approvisionnement qui les centralisent, les recensent à nouveau, puis les ventilent aux coopératives de vente, qui recensent et vendent… ce qui reste. Dans ce circuit, en effet, des tonnes de marchandises disparaissent, perdues, détournées ou pourries, mais figurent néanmoins dans les statistiques de production et d’achat, bien que personne n’en ait jamais consommé la majorité. Le gâchis décuple la pénurie.
Avant d’engager publiquement la lutte contre les « droitiers », Staline veut nettoyer la place et d’abord le Comité de Moscou, dirigé par le boukharinien Ouglanov flanqué de Martemian Rioutine, ancien dirigeant du soviet de Kharbine en 1917. Cet homme rugueux et déterminé, fer de lance de la lutte antitrotskyste à Moscou, critique ouvertement le virage de Staline vers la collectivisation. Procédant par étapes, Staline le démet le 16 octobre, en feignant de ménager Ouglanov, lui aussi réticent, mais silencieux, à condition qu’il cautionne le limogeage de son adjoint. À la réunion du comité de Moscou, le 18 octobre, Ouglanov reproche à Rioutine d’avoir déclaré : « Nous savons que Staline a ses défauts, dont a parlé Lénine. » C’est inacceptable, dit Ouglanov, « parce que les trotskystes nous ont dit la même chose avant[585] ». Le lendemain, Staline descend au Comité de Moscou jouer les apaiseurs. L’entente règne, dit-il, au Bureau politique, dont tous les membres sont d’accord entre eux. Il limoge Ouglanov un mois plus tard.
Sa brutalité ne s’exerce pas seulement en politique. Son fils Jacob en sait quelque chose. Svetlana souligne sa froideur glaciale avec lui, son attitude de despote. Il refuse de l’aider : « Jacob se sentait auprès de son père dans la situation d’un paria[586]. » Jacob désire mener une vie indépendante, il l’excommunie ; il épouse une jeune Zoia, Staline refuse de la rencontrer. Tyran domestique, Staline coupe les vivres à son fils. Le 9 avril 1928, il écrit à sa femme : « Transmets à Iacha de ma part qu’il s’est comporté comme un hooligan et un maître chanteur avec qui je n’ai et ne peux rien avoir de commun. Qu’il vive où il veut et avec qui il veut[587]. » Jacob tente de se suicider. La balle frôle le cœur. Il mettra longtemps à se rétablir. Staline se montre encore plus dur avec lui après ce suicide raté, qui ne lui inspire que des sarcasmes. La fille de Rykov, alors âgée de 10 ans, fait également l’épreuve de sa dureté. Un soir que le Bureau politique restreint est réuni chez son père, Staline, pour contraindre la fillette à quitter la salle, lui prend le nez entre les doigts et le lui tord violemment.
L’affrontement qui mûrit avec la majorité de la paysannerie suscite de vives tensions dans le Parti, dont de nombreux cadres, influencés par les « droitiers », font le gros dos. Or, Staline ne peut admettre de flottement dans les rangs. C’est alors qu’il décide de se débarrasser de Trotsky, qui, de son exil à Alma-Ata au fin fond du Kazakhstan, inspire et, avec son fils, Léon Sedov, organise l’Opposition de gauche. Le 26 novembre 1928, il fait condamner par le Bureau politique « l’activité contre-révolutionnaire de Trotsky », et lui intime l’ordre d’y mettre un terme. Trotsky refuse. Staline laisse traîner l’affaire. Il doit auparavant épurer la direction des syndicats, depuis dix ans entre les mains de Mikhail Tomski, ancien ouvrier, petit homme râblé, obstiné, jadis condamné sous le tsarisme, en 1911, à cinq ans de bagne, soucieux de défendre les intérêts des ouvriers à l’intérieur même de la politique du Parti. Staline attache à ses basques Kaganovitch, haï de tous, qui n’a jamais milité dans un syndicat, et qu’il fait nommer pour cette double raison à la direction. Ce sera un parfait commissaire politique. Il lui adjoint un jeune bureaucrate qui monte, tout aussi étranger au mouvement syndical, Jdanov. Humilié, Tomski veut démissionner ; Staline refuse ce défi à son autorité ; il tient à choisir lui-même le jour et l’heure.
Le 7 janvier 1929, il revient à Trotsky et fait voter par le Bureau politique son expulsion à l’étranger. Rykov et Vorochilov votent l’emprisonnement. Staline joue une fois de plus le modéré. Le 20 janvier, à Alma-Ata, le Guépéou envahit la maison de Trotsky, accusé d’avoir « organisé un parti antisoviétique clandestin visant […] à préparer la lutte armée contre le pouvoir soviétique[588] ». Le 10 février, il embarque Trotsky à Odessa pour la Turquie. Neuf jours plus tard, le Guépéou monte à Moscou une souricière dans une imprimerie clandestine, où l’Opposition de gauche reproduit le Testament de Lénine. Il fait arrêter les « imprimeurs », parmi lesquels se trouve l’étudiant Varlam Chalamov, le futur auteur des immortels Récits de Kolyma.
Staline regrettera toujours cette expulsion de Trotsky, parti avec des bagages bourrés d’archives. Mais pour l’heure, il n’a qu’un souci en tête : il doit réussir le Grand Tournant vers la collectivisation, affronter des millions de paysans, les boukhariniens et une partie de son propre appareil. Chasser Trotsky, c’est priver l’Opposition de gauche de son guide et de son unificateur, faciliter sa désagrégation et le ralliement, pour le moment limité, de certains de ses membres. Il ne pense pas au-delà. En janvier 1929, il se débarrasse d’un gêneur qu’il juge plus dangereux à l’intérieur qu’à l’extérieur. Il prend d’ailleurs une double précaution : il envoie Trotsky en Turquie, loin des centres du mouvement ouvrier, et prévoit de le faire dénoncer dans le monde entier comme un laquais de la presse social-démocrate et bourgeoise, dès qu’il s’y exprimera. Il expose au Bureau politique ce calcul à courte vue…
La Conférence nationale du Parti tenue en avril 1929 adopte le Ier plan quinquennal, mis en œuvre à compter du 1er octobre 1928. Staline fait adopter par la conférence la variante optimale, la plus tendue, élaborée par le Gosplan (organisme chargé de la planification), en même temps que le slogan : « Réalisons le plan quinquennal en quatre ans », première d’une série de remises en cause régulières des objectifs et des délais. En promulguant le plan quinquennal, il donne au Parti un objectif économique dynamique (construire la base industrielle du « socialisme »), suscite un appel de main-d’œuvre (qui liquidera le chômage), et offre un débouché aux paysans qui fuient la collectivisation.
Les convulsions que traverse l’usine de tracteurs de Stalingrad illustrent les dégâts provoqués par cette marche forcée. Pour honorer Staline, le 11 novembre 1925, le Conseil supérieur de l’économie nationale avait décidé de construire une usine de tracteurs à Stalingrad. La première pierre en est posée sur un terrain vague, le 12 juillet 1926. Le 1er juillet 1927, le Conseil du travail et de la défense décide d’y faire construire le tracteur « l’Internationale ». Le projet, approuvé le 5 avril 1928, prévoit que l’usine construira 10 000 tracteurs par an. Mais la collectivisation, pour réussir, a besoin d’une quantité considérable de tracteurs. Aussi, le 20 juillet 1928, l’objectif, doublé, est fixé à 20 000 tracteurs par an. L’URSS n’en a encore jamais fabriqué. Le directeur de l’usine, Kagan, et un groupe d’ingénieurs se précipitent aux États-Unis pour apprendre leur métier. (Le NKVD pourra ainsi les arrêter dix ans plus tard comme espions américains.) Le 11 décembre 1928, un télégramme informe la direction de l’usine, à peine installée, qu’elle doit fabriquer un autre type de tracteurs que celui initialement prévu. Il faut changer tous les plans. Et l’usine doit être prête pour octobre 1930 ! Sept mille jeunes communistes débarquent alors sur le chantier, où règne la panique, pour en achever la construction…
Au Comité central d’avril 1929, Staline dénonce brutalement la « déviation de droite ». Il accuse Boukharine de « se traîner à la queue des ennemis du peuple », d’en être donc un. C’est la première fois qu’un dirigeant du Parti accole cette étiquette à un autre dirigeant. Staline la justifie en trafiquant le malencontreux récit de Boukharine sur la démarche des SR de gauche en 1918 pour arrêter Lénine, qu’il transforme en démarche de Boukharine lui-même. Selon sa version, lors de Brest-Litovsk, il « courut voir les SR de gauche, les ennemis de notre parti, mena avec eux des négociations en coulisses, et s’efforça de former un bloc avec eux contre Lénine et le Comité central. Nous ne connaissons pas encore, malheureusement, le contenu de ces négociations avec les SR de gauche, mais nous savons que ces derniers voulaient arrêter Lénine et organiser un coup d’état antisoviétique[589] ». Reste à dévoiler le contenu des louches négociations de Boukharine au printemps 1918. La menace d’une enquête est désormais suspendue en permanence sur sa tête. Staline traite Tomski de « politicien trade-unioniste ». Le mois suivant, il le fait chasser de la direction des syndicats et remplacer par l’inodore et docile Chvernik, flanqué de Kaganovitch, fermement décidé, lui, à réduire les salaires des ouvriers.
Boukharine et Rykov ont prononcé à ce Comité central d’excellents discours, dit-on au syndicaliste Boris Kozelev, qui les compare au chant du cygne dont la beauté n’empêchera pas que « Koba les [écrase] sous les hululements et les sifflets de tout le monde ». « Koba est plus fort. On craint Koba. Certains sont fascinés par lui, comme des lapins par un boa, et lui tombent droit dans la gueule. D’autres ont la frousse, comme des lapins, devant sa volonté d’acier, sa "puissance incommensurable", et les troisièmes, de faible volonté, incapables d’opposer à Koba une force analogue, équivalente, font la seule chose qui leur reste : ils protestent dans leur chambre fermée à clé et montrent leur poing dans leur poche[590]. »
Staline réunit, juste après le plénum, la XVIe conférence du Parti, du 23 au 29 avril, pour enrôler tous ses cadres dans la chasse aux « droitiers ». Ses interventions ne sont pas publiées et le tome XII de ses Œuvres complètes n’y consacre pas une ligne. Chatzkine et Lominadzé proposent de favoriser la constitution d’une organisation de la paysannerie pauvre, comme en 1918. Une initiative personnelle ? Inacceptable. Staline fait condamner les deux hommes par le Bureau politique et exige leur autocritique. Ils cèdent, puis sont démis de leurs fonctions.
Le tournant vers l’industrialisation et la collectivisation, dont le caractère total et violent n’est encore perceptible qu’en filigrane, pousse plusieurs opposants de gauche à se rallier à Staline : en juin 1929, Drobnis et Serebriakov ; en juillet, Radek, Preobrajenski, Smilga. Ils s’en mordront vite les doigts. Mais Staline craint que la guerre contre les paysans ne désoriente certains cadres du Parti avec qui les dirigeants de la « droite » ont conservé des rapports étroits noués au cours de la lutte antitrotskyste. Toute faille dans son appareil pouvant se révéler fatale, il veut contraindre les dirigeants de la « droite » à une autocritique.
Au Comité central de novembre 1929, Staline ne dit pas un mot de son projet de collectivisation totale et se contente d’annoncer : « Dans trois ans, notre pays sera l’un des plus riches en blé du monde, sinon le plus riche[591]. » Il ne précise pas les modalités du miracle. Boukharine, Rykov et Tomski défendent une dernière fois leurs positions, dans une déclaration qu’ils distribuent. Le Comité central exclut alors Boukharine du Bureau politique auquel, depuis plusieurs mois, il ne participait quasiment plus.
Puis, pour imposer cette collectivisation et contourner les hésitations et les doutes de ses membres, Staline ne réunira plus le Comité central pendant huit mois. Toutes les décisions seront prises par son petit groupe de fidèles et publiées au nom d’un Comité central installé par Staline lui-même aux abonnés absents…
Le Grand Tournant, exigeant une contrainte de haut en bas de la société et de l’appareil, soumis à une tension permanente, parachève la concentration du pouvoir entre les mains du Guide. Hissé au sommet de l’appareil pour imposer à tous la loi de la trique, Staline assume des fonctions de plus en plus vastes et intervient désormais dans tous les domaines de la vie de l’URSS – dans l’histoire, l’art, la littérature et demain dans la science. C’est le début de l’ère totalitaire. Aucun domaine n’échappe à son attention. À la mi-février 1929, il discute avec un groupe d’écrivains ukrainiens, victimes prochaines de sa campagne contre le « nationalisme ukrainien ». Il juge et note comme un maître d’école. Il qualifie ainsi Boulgakov d’« individu incontestablement étranger […] mais qui a incontestablement fait quelque chose d’utile ». Puis il invite ses interlocuteurs à lire Brousski de… Parfenov, qui s’appelle en réalité Panferov, et dont il écorche le nom plusieurs fois sans que personne ose le corriger. Il raille Gorki en notant par dérision, à propos d’un poème de jeunesse, La Jeune Fille et la Mort : « Ce machin est plus fort que le Faust de Goethe[592]. » Cette moquerie fait le tour de Moscou.
Comme un empereur du Bas-Empire romain, il distille à son entourage un mélange savamment dosé de flatterie, de provocation et de surveillance policière. Demian Biedny, le poète de cour, le vérifie à ses dépens. Staline l’invite un jour à déjeuner à Kountsevo. Sachant que Biedny ne supporte pas le saccage d’un livre, il prend un volume neuf et en découpe les pages à l’aide d’un doigt. Biedny le supplie de s’arrêter. Staline éclate de rire et continue de plus belle. Ce jeu éprouve les individus, mais ne suffit pas à vérifier leur fiabilité. Aussi Staline flanque-t-il Biedny d’un scribe du Guépéou, un certain Prezent, parent du futur collaborateur « scientifique » du biologiste Lyssenko. Un jour, Biedny, revenant de Kountsevo, s’extasie sur les fraises qu’il a mangées chez Staline. Sur le carnet de l’agent, transmis à Staline, la phrase devient : « Demian Biedny s’est indigné que Staline bâfre des fraises pendant que d’autres meurent de faim[593]. » Le procédé se développe. En août 1930, un ami de Rioutine, Nemov, vient voir ce dernier en vacances. À peine revenu à Moscou, Nemov adresse au Comité central un compte rendu scandalisé de leurs conversations : Rioutine a jugé ruineuse la politique du Comité central dirigé par Staline, en particulier la collectivisation forcée, et dénoncé l’exclusion du Parti et du Comintern de tout militant en désaccord avec Staline. Rioutine a beau démentir le compte rendu de Nemov, il est exclu le mois suivant pour « comportement traître à double visage à l’égard du Parti », formule promise à un grand avenir. La dénonciation devient un élément central du système stalinien car, jusque dans les sommets du Parti, nombre de ceux qui applaudissent en public à sa politique la condamnent dans le secret de leur âme. Staline le sait ou le sent. Potentiellement dangereux, ces individus à double face doivent être à toute force débusqués. Staline n’a rien inventé : il reprend une vieille tradition ecclésiastique qui voit dans chaque repenti un pécheur en puissance.
La langue de bois, qui envahit l’appareil à cette époque-là, correspond parfaitement à la nouvelle situation : les oppositions, privées de tout droit d’expression, même interne au Parti, tendent à se fondre au sein même de l’appareil. Extérieurement, tout le monde est d’accord sur « la ligne générale », « avec le Comité central », « avec la ligne du Comité central », avec Staline. Les divergences éventuelles s’expriment par des nuances imperceptibles et n’apparaissent au grand jour que lorsque Staline et son groupe, jugeant vraisemblables les désaccords systématiquement refoulés, surtout s’ils sont profonds, décident, pour leurs fins propres, de les dénoncer publiquement.
Une question taraude alors les opposants vaincus : la révolution russe connaît-elle un processus identique à celui qu’a connu la Révolution française après la chute de Robespierre : sa confiscation par une bourgeoisie avide d’argent et de plaisirs, qui a débouché sur le bonapartisme, l’Empire et la Restauration ? La NEP, avec la réouverture au capital privé et le retour aux mécanismes marchands, a fait ressurgir la crainte d’un Thermidor rampant. À partir de 1927, au moment même où Staline commence à liquider la NEP, Thermidor l’emporte-t-il ? Si oui, quelle couche ou classe détient le pouvoir ? L’ancien groupe du « centralisme démocratique » répond : oui, Thermidor l’a emporté, la petite bourgeoisie a pris le pouvoir en URSS, il faut la renverser. Pour Trotsky, la dégénérescence inachevée de la révolution débouche sur un cas de figure imprévu et original : la contre-révolution ne rend pas le pouvoir aux anciennes classes dirigeantes, mais à une couche parasitaire, instable, coincée entre les classes fondamentales, la bureaucratie, qui rêve de stabiliser ses privilèges en transformant son usufruit de la propriété d’État en propriété personnelle privée.
Le changement d’époque qui s’amorce, marqué par la dénonciation publique de l’égalitarisme dans le domaine des salaires, est en tout cas incontestable. Un survivant évoque ainsi « l’égalitarisme abhorré par les pontes du Parti […] écho de cette période heureusement pour eux à jamais révolue, où les militants du Parti portaient des vestes de cuir râpées, avaient un salaire plafonné, travaillaient dans d’austères bureaux et donnaient à la population l’exemple de mœurs puritaines[594] ». Staline se fait alors construire une villa à Sotchi, dite « Objectif no 1 ». C’est, entre Matsesta et Sotchi, une belle maison à un étage avec piscine dans la forêt de pins, salle de billard, salle de cinéma. Comme à Zoubalovo, on trouve un divan dans chacune d’elles. Non loin de là s’étagent les villas de Kalinine, Mikoian, Molotov. Les rares fois où Staline reçoit des invités, ils logent dans une de ces villas, jamais dans la sienne.